Agir aujourd'hui pour mieux choisir demain - épisode 3 avec Romain Bardet
Vainqueur sur la Vuelta et à plusieurs reprises sur le Tour de France, Romain Bardet au-delà de ses exploits indéniables sur les routes du cyclisme professionnel, se démarque par un choix remarquable qui le distingue en tant que personnalité inspirante. Lors de ses années en tant que cycliste espoir, il a fait preuve d’une sagesse rare en refusant de sacrifier ses études au nom de sa carrière sportive naissante.
En 2011, Romain refuse de reléguer son engagement académique au second plan. Conscient que l’avenir ne se dessine pas uniquement sur la route des plus grands monuments, il a maintenu un équilibre précieux entre sa passion pour le cyclisme et son désir d’assurer son avenir en poursuivant ses études.
Tu es originaire de Brioude, en 2010 tu fais le choix d’intégrer le Chambéry Cyclisme Formation. Pourquoi avoir voulu intégrer ce centre de formation ?
À la sortie de mes années junior, j’avais la possibilité de venir à Chambéry. Ça ne ce n’est pas fait la première année parce que je voulais rester à Clermont-Ferrand parce que j’avais réussi à intégrer la fac de droit de Clermont-Ferrand, où j’étais quand même assez près de mon cocon familial on va dire. Donc la première année, je suis resté à Clermont-Ferrand, j’étais licencié à Roanne. Ma formation se passait très bien, j’ai pu avoir des horaires aménagés etc. Après, en 2010, je suis arrivé à Chambéry. Mais je venais simplement vivre là-bas quand je n’avais pas cours, parce que je suivais mon cursus à Clermont-Ferrand.
Te concernant, tu as poussé la démarche plus loin encore en poursuivant ta formation après avoir quitté le centre de formation.
Exactement. Pour moi, ça n’a jamais été une question. C’était une formalité de poursuivre, même si ce n’est plus vraiment une tendance maintenant. Il y a une dizaine d’années, c’était vraiment différent. De toute façon, moi j’y tenais personnellement, parce que je savais qu’une carrière était aléatoire et puis même, il me manquait quelque chose en tant qu’adolescent. Je ne me voyais pas ne vivre que du vélo dès mes 18 ans. C’était un prérequis auprès de ma famille, c’était inconcevable aussi pour eux que j’arrête mes études. Donc je pouvais faire du sport tant que mes études marchaient bien à côté et que je m’épanouissais là-dedans également.
Donc si c’était à refaire, tu le referais sans problème ?
Oui oui, bien sûr, je le ferai encore plus. J’ai eu de la chance de trouver des oreilles attentives, une vraie écoute, notamment au centre. C’est-à-dire, je fais une bonne première année au centre en 2010, où j’ai l’occasion de passer pro dès 2011, mais je voulais absolument finir mes études. C’était aussi très important pour le CCF que je puisse aller au bout de ma formation. Et justement, une fois que j’étais diplômé, je savais qu’un contrat m’attendait, mais je me suis mis en quête d’une formation pour mes premières années pro. Alors bien sûr avec d’autres contraintes, je ne pouvais pas avoir des horaires traditionnels avec tous les déplacements d’une carrière professionnelle. J’ai postulé à l’EM Grenoble qui avait ouvert une formation diplômante de sup de co, en 4 ans au lieu de 2, pour avoir un Master en management. Donc j’ai pu intégrer cette formation-là et continuer mes études sur mes 4 premières années professionnelles avec AG2R.
Et donc c’est un diplôme que tu as obtenu en 2015 ?
Même un peu plus tard, en 2016. Parce qu’il y avait quand même des incompressibles à faire, des stages en entreprise, des mémoires. Donc j’ai mis un petit peu plus de temps, je l’ai eu en 4 ans et demi.
Comment ces années se sont passées pour toi ? Est-ce que ce n’était pas trop compliqué d’enchaîner études et calendrier pro ?
Non c’était super, j’en garde d’excellents souvenirs. Cela pourrait me paraître compliqué maintenant, quand tu arrêtes, tu te demandes comment tu faisais avant. Mais finalement, c’était presque plus facile car je passais d’un statut amateur, étudiant à aller entre 15 et 20 heures à la fac par semaine et à agrémenter mes journées avec des entraînements autour de ces horaires un peu incompressibles de la fac. À faire une formation lorsque j’étais pro où je pouvais vraiment étudier quand je le voulais, avec des cours qui étaient dédiés par correspondance. Bien sûr, c’était une charge de travail, mais finalement, j’avais une certaine autonomie pour la réaliser et ça m’a permis de la mener à bien. La charge était quand même bien moindre parce que le programme était réparti sur 4 ans au lieu de 2 pour les étudiants qui suivaient le programme en présentiel. Donc c’était vraiment fait pour s’adapter à des contraintes inhérentes au sport de haut niveau.
Que faudrait-il pour rendre la poursuite des 2 parcours compatibles ?
La volonté. Pour moi, ce qu’il faut vraiment, c’est une prise de conscience des structures professionnelles actuelles en cyclisme. Que ça soit aussi leur responsabilité de former les jeunes qu’elles ont en leur sein. Je pense que c’est totalement compatible avec les 2-3-4 premières années professionnelles. Les jeunes quand ils ont entre 18 et 22 ans, ils peuvent effectuer toute charge sportive, mais je pense qu’ils peuvent avoir à côté, cette éthique de vie, de se dire ouais je peux travailler 10-12-15 heures mes cours à côté durant l’année. Ça, je pense que c’est le grand mal de la période actuelle. C’est-à-dire, qu’on s’hyperspécialise super jeune et les structures actuelles n’encouragent pas les coureurs à poursuivre leurs études.
Aurais-tu aimé te retrouver dans la position d’un Léon Marchand qui, dans une autre discipline, est parti s’entraîner et étudier aux USA ?
Oui bien sûr. C’est un modèle qui est totalement différent que celui en France où finalement, on se rend compte qu’ils y arrivent, que c’est dans la culture. Le sport a une place totalement différente dans la société. Je pense qu’ils sont vraiment très à cheval sur cette notion de double projet et les compétitions « universitaires » ont vraiment une grosse aura et font vraiment partie des critères de formation des jeunes. Ici, en Europe et en France, on a tendance à s’hyperspécialiser très très tôt, que ça soit quand on est sportif, on n’a pas accès aux grandes études quand on veut faire du sport de manière professionnelle à côté et vice-versa. Actuellement, les parcours sont tous tracés pour les jeunes, de se dire, « voilà je passe pro à 18 ans et je ne fais que ça, je m’y mets à fond et j’arrête tout ». En France, on n’arrive pas à trouver la complémentarité entre les deux activités finalement.
Tu as déjà témoigné par le passé de la nécessité de disposer d’une forte maturité pour mieux aborder l’exigence d’une carrière pro et les études t’y auraient aidé…
Moi ça a été déterminant sur mon développement, aussi sur l’identité que je me suis forgée, sur la manière d’être en accord avec moi-même et sur les attentes qui peuvent peser d’un côté ou de l’autre. Je crois que le fait de faire des études m’a toujours permis d’aborder ma carrière cycliste et les résultats qui peuvent varier d’un week-end à l’autre, avec beaucoup plus de détachement, parce que je savais que je construisais quelque chose de solide à côté. Et vice-versa, je savais que j’étais dans des structures sportives performantes et quand j’étais à la fac, je savais que j’étais aussi bien suivi de ce côté-là. C’est vrai que pour moi, c’était d’excellentes années honnêtement, j’en ai d’excellents souvenirs de mes années il y a 10-15 ans. L’impression un peu d’avoir une double vie, mais c’était super enrichissant, c’était des années très intenses, mais honnêtement, magnifiques en termes de ce qu’on développe en termes de curiosité intellectuelle et à la fois, on découvre un nouvel univers en vélo avec des plus grosses courses, des déplacements etc. Je n’avais jamais vraiment de routine, c’était vraiment de superbes années.
Quelle serait la position si le jeune Romain Bardet avait fait Top 10 au CDM junior de Glasgow en 2023 ?
C’est une excellente question, je n’ai pas forcément la réponse. Je n’ai pas honte de le dire, je pense que ça serait plus compliqué pour moi de réussir en cyclisme maintenant, parce que je ne serais pas prêt à m’engager de la façon dont les jeunes le font maintenant. Même quand j’ai signé mon contrat professionnel, j’étais un peu dans l’expectative, je me suis dit on essaye, on verra bien. Alors oui je rêvais de devenir cycliste professionnel, je rêvais de faire le Tour de France, je rêvais de gagner des courses de vélo etc. Mais, je n’étais pas prêt pour tout sacrifier. Maintenant, il y a vraiment une accélération des process de développement, de la professionnalisation des jeunes. Donc je ne serais peut-être pas prêt maintenant, j’étais un bon élément chez les juniors, j’étais souvent en équipe de France, j’étais dans les meilleurs juniors français, mais est-ce que ça allait suffire pour faire une bonne carrière professionnelle ? Et quand bien même ça aurait suffi, je ne crois pas que j’aurais pu m’engager pleinement dans le vélo comme finalement les jeunes y sont contraints maintenant s’ils veulent réussir malheureusement. Ou alors, seulement certains, sur des parcours qui sont assez atypiques finalement, c’est une forte volonté de leur part, ils se mettent quelque part en marge du système s’ils veulent vraiment se dire mes 2-3 premières années pro, peut-être j’en fais un peu moins, moins de course, moins de stage, mais je valide mes études. On se rend compte, que ce n’est plus le parcours choisi par la majorité.
Oui, la tendance actuelle est d’être performant très tôt, mais il faudrait mieux voir sur le long terme. Toi, tu vas commencer ta 13ème saison chez les professionnels et tu es encore performant.
Je crois que c’est une bêtise et même une hérésie de penser que même si tu fais une superbe carrière en vélo, que tu gagnes très bien ta vie, il y a quand même une vie après le vélo qui se prépare. On est formaté à faire la même chose pendant 10 ans, on va se retrouver entre 33 et 36-37 ans à devoir arrêter. Quand on a connu que ça, je pense qu’il y a une vraie crise d’identité qui peut se passer. Et là, je ne parle même pas de ceux qui vont faire 3 ans chez les pros et se dire soit ce n’est pas pour moi, soit ils n’ont pas les résultats, ils ne sont pas reconduits etc. Eux, c’est une issue encore différente, ils pourront peut-être reprendre les études, se former à 23-24 ans. Mais pour ceux qui auront une belle longue carrière, le fait de ne pas avoir eu ce socle à un moment donné, qu’il soit universitaire ou professionnalisant, de se dire ça, ça me plait à côté, je me verrais bien travailler dans tel ou tel domaine plus tard. J’ai déjà validé une licence, un DUT, ce qu’on veut, ça peut être un tremplin. Je pense que c’est difficile de faire l’économie de ça pour envisager la suite sereinement.
Le dernier exemple est celui de Camille Lacourt, qui avoue avoir fait un burn-out au moment de prendre sa retraite sportive. Il nous explique que du jour au lendemain, tu te retrouves avec plus rien à faire. Dans ta tête, tu étais conditionné aux entraînements, à la compétition et que d’un coup, tout s’arrête.
C’est ça, complétement. On est très formaté, on a une routine qui est quand même assez confortable, il ne faut pas se le nier. On nous demande d’être très performants dans un domaine certes, mais il faut se rendre compte que pour transposer ces compétences-là dans la vie active et dans la vie de tous les jours, ce n’est pas évident. Alors oui, grâce à un réseau, on peut y arriver plus ou moins, mais je crois, qu’on aurait tout à gagner à justement, aiguiser notre curiosité pendant nos premières années professionnelles en faisant des formations pour faciliter notre intégration dans la vie active future.
Pour finir, une réaction sur la photo du TDF 2023 ? une autre sur les 19 victoires WT ?
Honnêtement, il y a des liens indélébiles qui se sont créés je pense entre tous les anciens du CCF. On a le sentiment que c’est vraiment une grande famille, d’avoir eu les mêmes fondamentaux, d’appartenir vraiment à quelque chose de commun. Il y a beaucoup d’affect, c’est quelque chose qui reste. Les résultats sont vraiment éloquents. Il y a une vraie réussite sportive des coureurs qui ont fait le choix et qui ont ensuite été bien encadrés au CCF pour mener ce double projet. Il y a vraiment une vérité derrière ça. C’est un système qui marche et qui non seulement rend fiers ceux qui en ont été les maillons, mais qui a fait ses preuves en termes de performances sur la route, sur le cœur de métier de coureur cycliste.